« Mon ami, vous me demandez si je pourrais retrouver quelques−uns de mes anciens vers, et vous vous inquiétez même d'apprendre comment j'ai été poète, longtemps avant de devenir un humble prosateur. Je vous envoie les trois âges du poète − il n'y a plus en moi qu'un prosateur obstiné. J'ai fait les premiers vers enthousiasme de jeunesse, les seconds par amour, les derniers par désespoir. La Muse est entrée dans mon cœur comme une déesse aux paroles dotées ; elle s'en est échappée comme une pythie en jetant des cris de douleur ».
Invité de la conférence de l’Académie de la Poésie Française du 11 octobre 2023, Gérard Letailleur, écrivain, nous a conté l’histoire d’un grand poète du XIXème siècle, figure emblématique du romantisme et de Montmartre : Gérard de Nerval.
On lui doit une œuvre est fortement teintée d’ésotérisme et de symbolisme. Lire la suite...
De son vrai nom Gérard Labrunie, Gérard de Nerval voit le jour le 22 mai 1808. Son père militaire est peu présent et sa mère décède en Allemagne alors qu’il n’a que deux ans. Son père le confie à son grand oncle maternel qui se charge de son éducation, jusqu'à ce que son père soit libéré de ses obligations militaires. Gérard de Nerval passe son enfance dans le Valois, qui servira plus tard de décor à nombre de ses œuvres. « Chaque fois que ma pensée se reporte aux souvenirs de cette province du Valois, je me rappelle avec ravissement les chants et les récits qui ont bercé mon enfance. La maison de mon oncle était toute pleine de voix mélodieuses, et celles des servantes qui nous avaient suivis à Paris chantaient tout le jour les ballades joyeuses de leur jeunesse »,
Son oncle, certainement franc-maçon, possède une énorme bibliothèque ce qui lui donnera le goût des sociétés occultes : « J'ai été élevé en province, chez un vieil oncle qui possédait une bibliothèque formée en partie à l'époque de l'ancienne révolution. Il avait relégué depuis dans son grenier une foule d'ouvrages, − publiés la plupart sans noms d'auteur sous la Monarchie ; ou qui, à l'époque révolutionnaire, n'ont pas été déposés dans les bibliothèques publiques. − Une certaine tendance au mysticisme, à un moment où la religion officielle n'existait plus, avait sans doute guidé mon parent dans le choix de ces sortes d'écrits : il paraissait avoir depuis changé d'idées, et se contentait, pour sa conscience, d'un déisme mitigé. Ayant fureté dans sa maison jusqu'à découvrir la masse énorme de livres entassés et oubliés au grenier, − la plupart attaqués par les rats, pourris ou mouillés par les eaux pluviales passant dans les intervalles des tuiles, − j'ai tout jeune absorbé beaucoup de cette nourriture indigeste ou malsaine pour l'âme. »
En 1814, Étienne, son père, reprend un cabinet et récupère son fils. Il lui apprend bon nombre de langues étrangères qui lui donneront le goût du voyage. En 1822, il entre au collège Charlemagne où il fait la connaissance de Théophile Gautier. En 1824, il compose un premier recueil Poésies et Poèmes par Gérard L qui ne sera pas édité. En 1827, il publie un recueil d’élégies à la gloire de Napoléon 1er. En 1828, le poète qui considère l’Allemagne comme « notre mère à tous » traduit Faust de Goethe, ce qui lui vaudra les compliments de l’auteur : « Je ne me suis jamais si bien compris qu'en vous lisant. »
Parallèlement, Gérard démarre une carrière de journaliste et se mêle à la bohème littéraire. Il fréquente le cénacle de Victor Hugo où il côtoie les autres grands romantiques dont Alfred de Vigny, Charles Nodier et Honoré de Balzac, et prend une part active à la bataille d’Hernani aux côtés de Théophile Gautier. Il mène une vie nocturne et aime à retrouver ses amis à la brasserie des Martyrs sur la Butte Montmartre. Il boit, écrit pour sortir de ses angoisses. Les troubles mentaux apparaissent. Au fil du temps, l’homme de lettres vacille entre rêve et réalité. Il ira jusqu’à promener un homard en laisse dans les jardins du Palais Royal en déclarant aux promeneurs étonnés : « je préfère les homards aux chiens, ils n’aboient pas ! »
En 1836, il adopte le nom de Nerval en souvenir d’un champ cultivé par son grand-père maternel près de Mortefontaine, le « clos Nerval ». Grand père qui lui laisse un magot de 30 000 francs et lui donne les moyens de voyager à sa guise. Il rencontre Jenny Colon et se prend d’une passion désespérée pour cette actrice qui lui préférera un autre homme. Il essaie de se consoler en Allemagne où il écrit Lorely, souvenirs d’Allemagne. L’annonce de la mort de Jenny Colon le plonge dans un chagrin inconsolable. Il fait alors de l’actrice l’image symbolique de l’idéal féminin qui habite nombre de ses poèmes tel « Filles du feu ».
De retour en France, il est pris d’hallucinations et de délires au cours desquels il associe les images de sa mère à un univers imaginaire. Interné à la clinique du docteur Émile Blanche de février à novembre 1841, qui traitait les aliénés de manière différente en les laissant en liberté dans le jardin de l’hôpital, il décrit cet épisode comme une expérience poétique.
l’Orient : un voyage initiatique. Le 22 décembre 1842, Gérard de Nerval quitte Paris pour Marseille, d'où il embarque le 1er janvier 1843 pour Syra via Malte. Il arrive le 16 à Alexandrie. Il séjourne au Caire où il tombe éperdument amoureux de l’Égypte et de l’ésotérisme des pharaons. Il visite la Syrie pousse jusqu’à Beyrouth. Dans une lettre au docteur Émile Blanche datée du 22 octobre 1853, il affirme avoir été initié aux mystères druzes lors de son passage en Syrie, où il aurait atteint le grade de « refit », l’un des plus élevés de cette confrérie. Alors qu’on l'accuse d’être impie, il s'exclame : « Moi, pas de religion ? J’en ai dix-sept… au moins. »
Il rentre à Marseille le 5 décembre 1843, il publie les premiers articles sur ses voyages : « J'avais visité l'Orient avec les seuls souvenirs, déjà vagues, de mon éducation classique. − Au retour de l’Égypte, Naples était pour moi un lieu de repos et d'étude, et les précieux dépôts de ses bibliothèques et de ses musées me servaient à justifier ou à combattre les hypothèses que mon esprit s'était formées à l'aspect de tant de mines inexpliquées ou muettes. − Peut−être ai−je dû au souvenir éclatant d'Alexandrie, de Thèbes et des Pyramides, l'impression presque religieuse que me causa une seconde fois la vue du temple d'Isis de Pompéi. J'avais laissé mes compagnons de voyage admirer dans tous ses détails la maison de Diomède , et, me dérobant à l'attention des gardiens, je m'étais jeté au hasard dans les rues de la Ville antique, évitant ça et là quelque invalide qui me demandait de loin où j'allais, et m'inquiétant peu de savoir le nom que la science avait retrouvé pour tel ou tel édifice, pour un temple, pour une maison, pour une boutique. »
De retour à Paris, il se lie avec les grands auteurs comme Alexandre Dumas à qui il dédie « Les Filles du feu », l'une de ses plus grandes œuvres. Le recueil contient huit nouvelles et douze sonnets et une dédicace à Alexandre Dumas : « Je vous dédie ce livre, mon cher maître, comme j'ai dédié Lorely à Jules Janin. J'avais à le remercier au même titre que vous. Il y a quelques années, on m'avait cru mort et il avait écrit ma biographie. Il y a quelques jours, on m'a cru fou, et vous avez consacré quelques−unes de vos lignes des plus charmantes à l'épitaphe de mon esprit. »
Complètement ruiné, Théophile Gautier le prend sous son aile en 1845. Gérard de Nerval publie des articles dans la Revue des Deux Mondes pour regarnir sa bourse ainsi qu’un recueil d’une dizaine de sonnets (dont El Desdichado), regroupés sous le titre Les Chimères. En 1848, il écrit des livrets pour l’Opéra Comique ainsi que des nouvelles.
La folie le reprend et le conduit dans la clinique du docteur Blanche qui traitait les aliénés de manière différente en les laissant en liberté dans le jardin de l’hôpital. Le 25 janvier 1869, il fait la tournée de ses amis. A l’aube du 26 janvier, à l’âge de 45 ans, on le retrouvera pendu à une grille avec son chapeau sur la tête. Après sa mort, une dernière œuvre paraît : Aurélia, ou le Rêve et la Vie, qui marque la volonté de l'auteur de fuir le réel par le rêve.
Mireille HEROS
En 1841, lors de son séjour à la Maison du docteur Blanche, il découvre un Montmartre bucolique qu’il décrit dans promenades
J'ai longtemps habité Montmartre ; on y jouit d'un air très pur, de perspectives variées, et l'on y découvre des horizons magnifiques, soit "qu'ayant été vertueux, l'on aime à voir lever l'aurore", qui est très belle du côté de Paris, soit qu'avec des goûts moins simples, on préfère ces teintes pourprées du couchant, où les nuages déchiquetés et flottants peignent des tableaux de bataille et de transfiguration au−dessus du grand cimetière, entre l'arc de l'Etoile et les coteaux bleuâtres qui vont d'Argenteuil à Pontoise. − Les maisons nouvelles s'avancent toujours, comme la mer diluvienne qui a baigné les flancs de l'antique montagne, gagnant peu à peu les retraites où s'étaient réfugiés les monstres informes reconnus depuis par Cuvier. −...
...Il y a là des moulins, des cabarets et des tonnelles, des élysées champêtres et des ruelles silencieuses, bordées de chaumières, de granges et de jardins touffus, des plaines vertes coupées de précipices, où les sources filtrent dans la glaise, détachant peu à peu certains îlots de verdure où s'ébattent des chèvres, qui broutent l'acanthe suspendue aux rochers ; des petites filles à l’œil fier, au pied montagnard, les surveillent en jouant entre elles. On rencontre même une vigne, la dernière du cru célèbre de Montmartre, qui luttait, du temps des Romains, avec Argenteuil et Suresnes.
Chaque année, cet humble coteau perd une rangée de ses ceps rabougris, qui tombent dans une carrière. − Il y a dix ans, j'aurais pu l'acquérir au prix de trois mille francs... On en demande aujourd'hui trente mille. C'est le plus beau point de vue des environs de Paris. Ce qui me séduisait dans ce petit espace abrité par les grands arbres du Château des Brouillards, c'était d'abord ce reste de vignoble lié au souvenir de saint Denis, qui, au point de vue des philosophes, était peut−être le second Bacchus, et qui a eu trois corps dont l'un a été enterré à Montmartre, le second à Ratisbonne et le troisième à Corinthe. − C'était ensuite le voisinage de l'abreuvoir, qui, le soir, s'anime du spectacle de chevaux et de chiens que l'on y baigne, et d'une fontaine construite dans le goût antique, où les laveuses causent et chantent comme dans un des premiers chapitres de Werther…
...Ils ont planté des arbres, créé des champs où verdissent la pomme de terre et la betterave où l'asperge montée étalait naguère ses panaches verts décorés de perles rouges. On descend le chemin et l'on tourne gauche. Là sont encore deux ou trois collines vertes, entaillées par une route qui plus loin comble des ravins profonds, et qui tend à rejoindre un jour la rue de l'Empereur entre les buttes et le cimetière... Je ne serai jamais propriétaire : et pourtant que de fois, au 8 ou au I5 de chaque trimestre (près de Paris, du moins), j'ai chanté le refrain de M. Vautour : Quand on n'a pas de quoi payer son terme Il faut avoir une maison à soi ! J'aurais fait faire dans cette vigne une construction si légère ! ... Une petite villa dans le goût de Pompéi avec un impluvium et une cella, quelque chose comme la maison du poète tragique. Le pauvre Laviron, mort depuis sur les murs de Rome, m'en avait dessiné le plan. A dire le vrai pourtant, il n'y a pas de propriétaires aux buttes de Montmartre. On ne peut asseoir légalement une propriété sur des terrains minés par des cavités peuplées dans leurs parois de mammouths et de mastodontes. La commune concède un droit de possession qui s'éteint au bout de cent ans... On est campé comme les Turcs ; et les doctrines les plus avancées auraient peine à contester un droit si fugitif où l'hérédité ne peut longuement s'établir.
Gérard de Nerval
Promenades et souvenirs