Le colporteur de paroles
Né dans un royaume déchiré par la guerre de cent ans, François de Montcorbier dit François Villon, est le premier poète maudit de la littérature française. Libertaire et anticonventionnel, il est devenu au fil des siècles, un personnage de légende.
30 mai 1431. Jeanne d’Arc se consume sur le bûcher à Rouen. Sur Paris, une famine terrible s’est abattue. On vole, on tue, on exécute à tour de bras. François Villon voit le jour dans ce contexte, entre un épileptique et un fou qui réclame l’assistance de Saint Aquaire.
Sous les voûtes de la salle Saint-Louis de l’Hôtel Dieu, les religieuses s’affairent autour des malades qui partagent le même lit. Elles lavent les visages, consolent les malades, allument des cierges au chevet des mourants tandis que résonne la voix de l’évêque Thibaud d’Aussigny : « la maladie est envoyée par Dieu pour punir les péchés ! » Ici tous les maux portent des noms de saints : Saint Aquaire pour la folie, Saint Flour pour la surdité, Saint Fiacre pour les hémorroïdes. Il faut souffrir pour que Dieu vous pardonne.
« Marie ! ». Ce cri traverse la salle. La mère de François Villon, s’évanouit. C’est son homme que l’on pend pour avoir ramassé une chemise d’accouchée et un quignon de pain. Marie, jeune paysanne Angevine illettrée, s’est réfugiée à Paris pour fuir les pillages et massacres de sa région.
Le siècle de l’enfer. Quelques années plus tard, à la fin de la guerre de cent ans, Paris est en liesse. Pendant la visite du roi, Marie pose une couronne de roses sur la tête de son fils en lui disant : « c’est toi mon roi » mais lorsqu’elle veut la remettre sur la plateau, la commerçante l’accuse de vol. Se souvenant que Guillaume de Villon, le chanoine de Saint-Benoît-le-Bétourné, lui avait proposé son aide, Marie, entre deux sergents du Châtelet, va frapper à sa porte. Lorsque le prêtre demande à l’enfant de lui donner son nom, celui-ci répond sans aucune hésitation : François Villon. Le prêtre est aussitôt séduit par cet enfant de six ans qui ne manque pas d’aplomb. Il s’avérera plus qu’un père pour cet enfant terrible.
La pauvre malheureuse sera enterrée vivante à 26 ans dans la fosse aux Chiens. En la mémoire de celle qui ressemblait à Flora la belle romaine, François Villon composera la fameuse ballade des dames du temps jadis qu’il clouera à coups de pierre sur un des poteaux du gibet.
Dites-moi où, n’en quel pays,
Est Flora, la belle Romaine ;
Archipiada, et Thaïs,
Qui fut sa cousine germaine ;
Écho, parlant quand bruit on mène
Dessus rivière ou sur étang,
Qui beauté eut trop plus qu’humaine ?
Mais où sont les neiges d’antan !
François Villon se taille un beau succès auprès de ses camarades qui se font copistes et vendeurs de sa production pour récupérer quelque argent. Il persiste et signe avec la ballade de la grosse Margot qui l’initiera aux plaisirs sexuels.
Mais adoncques il y a grand déhait Mais quel malheur
Quand sans argent s’en vient coucher Margot ; Quand sans argent vient se coucher Margot
Voir ne la puis, mon cœur à mort la hait. Je ne peux plus la voir, mon cœur la hait à mort
Sa robe prends, demi-ceint et surcot, Je saisis ses habits, ceinture et surcot
Si lui jure qu’il tendra pour l’écot. Et lui jure que cela tiendra lieu d’écot.
Par les côtés se prend cet Antéchrist, Les mains sur les hanches, cet Antéchrist
Crie et jure par la mort Jésus-Christ Crie, jure, morbleu, que ça ne se passera pas comme ça
Que non fera. Lors empoigne un éclat ; J’empoigne alors une éclisse
Dessus son nez lui en fais un écrit, Et lui en fais sur le nez un écrit
En ce bordeau où tenons notre état. Dans ce bordel où nous sommes établis.
Poète et ribaud. Le chanoine Guillaume de Villon envoie ce surdoué faire des études à la faculté des Arts de Paris afin qu’il accède au statut privilégié de clerc. Il est bachelier en 1449, et obtient en 1452 la maîtrise ès arts à l’Université de Paris. C’est tout-à-fait par hasard que le chanoine et son bedeau Gilles Trascaille découvrent les talents de leur protégé. Dans l’euphorie de la réussite, ce dernier compose dans une taverne « Tout aux tavernes et aux filles ». Refrain repris en cœur par les ouvriers, les étudiants, les prostituées. Ce qui fera dire à Gilles Trascaille : « nous avons perdu en François une honnête homme mais avons gagné à jamais un grand poète ».
Mai 68 avant l’heure. A cette époque les diplômés, trop nombreux, vivent pour certains dans la misère et tournent mal. Les chahuts estudiantins dans le quartier latin, auxquels participe François Villon, se multiplient. Le cimetière des Saints-Innocents est le point de ralliement nocturne de toute une faune qui se livre à des danses macabres : étudiants, canailles, voleurs, filles de joie, souteneurs… Tout ce petit monde ira, avec François en tête, jusqu’à voler la borne du Pet au Diable, et décrocher toutes les enseignes des commerçants au grand désarroi des Parisiens qui en seront déboussolés. Paris est sens dessus dessous. L’enseigne du boulanger se retrouve, par exemple, sur l’échoppe du marchand de clous.
Pour avoir défendu les étudiants, le chanoine Guillaume de Villon est emprisonné. François défendra sa cause auprès du doyen du collège de Navarre, Maître Polonus, et le fera libérer au prix d’un viol qu’il ne révélera jamais. Le poète néglige alors l’étude pour aller courir l’aventure.
Voyage au bout de l’ignoble. Bien qu’il tombe amoureux d’Isabelle de Bruyère, les bas-fonds l’attirent comme un aimant. Il est complètement fasciné par Colin de Cayeux qui deviendra son mauvais génie. Il lui fera commettre les pires atrocités pour être admis chez les Coquillards, un syndicat du crime avant l’heure. Pour ce faire, il doit réaliser deux chefs d’œuvre : un vol scandaleux aux yeux de tous et un crime écœurant devant témoins puis faire un don à la confrérie. Ce sera le vol de la bourse d’une mère qui enterre son enfant avec à la clé une bagarre entre malfrats et gens de la bonne société qui y perdront leurs écus, et l’assassinat de la Machecoue, une prostituée. Comme ce n’était pas encore assez, François Villon livrera la douce Isabelle aux barbares de la Coquille qui la violeront sans vergogne. La pauvre fille s’enfermera dans une loge de recluse au cimetière des Saints-Innocents. François Villon y gravera un rondeau :
Mort, j'appelle de ta rigueur,
Qui m'as ma maîtresse ravie,
Et n'es pas encore assouvie
Si tu ne me tiens en langueur :
Oncques puis n'eus force ni vigueur ;
Mais que te nuisait-elle en vie,
Mort, j'appelle de ta rigueur,
Qui m'as ma maîtresse ravie,
Deux étions et n'avions qu'un coeur ;
S'il est mort, force est que dévie,
Voire, que je vive sans vie
Comme les images, par coeur,
Mort ! j'appelle de ta rigueur,
Qui m'as ma maîtresse ravie,
Et n'es pas encore assouvie
Si tu ne me tiens en langueur :
Le 5 juin 1455, jour de la Fête Dieu, Philippe Sermoise, abbé de Senlis et souteneur de la Machecoue, sort de sa soutane un énorme couteau pour tuer François Villon. Il s’ensuit une course poursuite dans la rue Saint-Jacques jusqu’à l’intérieur du cloître de Saint-Benoît-le-Bétourné. François Villon se saisit d’une grosse pierre et la lance sur l’abbé qui s’écroule. Il est conduit à l’hôtel Dieu dans un état désespéré. Maître Guillaume lui fait le chantage de l’enfer pour qu’il pardonne à François Villon, devant notaire. Charles VII accorde la grâce au poète qui sauve sa peau. Cela ne l’empêche pas, pendant la nuit de Noël 1456 de participer à un vol avec effraction au collège de Navarre.
Bienvenue au pays des bisounours. Dénoncé par un de ses complices, il doit quitter Paris. Guillaume de Villon lui propose d’être le poète du duc d’Anjou mais dans le plus grand secret, il continue de voler et de composer en langue des Coquillards pour ses amis de la Coquille. Un soir de Noël, il entame la rédaction de son testament pour ses amis et ennemis (le lais). Il prend la route d’Angers après maintes péripéties et se fait voler les écus du Collège de Navarre par une jeune servante aussi rusée que les Coquillards. Muni d’une lettre de recommandation d’Andry Courrault, il se présente au Duc Henry, dit le bon roi René, au château d’Angers. Mais le duc est un grand enfant qui joue à peindre, à pêcher, qui ne boit que de l’eau. Le vague à l’âme gagne très vite François Villon. Pas de filles, pas de vin, pas d’inspiration. Et Paris lui manque plus que tout. Un soir le prince a des envies de « poéter »et suggère comme thème « Margot qui donne à boire aux veaux ». Illico presto, François déclame la ballade de Margot devant la cour offusquée. Sa carrière de troubadour s’arrête là et il repart sur les routes.
Dans une auberge, deux gardes de Charles d’Orléans à qui il avait remis ses deux ballades, le rattrapent. Sur ordre du roi, ils lui remettent six écus pour la ballade de Margot et celle des dames du temps jadis plus trois écus supplémentaires pour participer à un concours avec un vers imposé de Charles d’Orléans : « Je meurs de soif auprès de la fontaine ». Bien sûr il ramasse l’argent et reprend la route. Les gardes le rattraperont sur les bords de la Loire, récupèrent les écus et l’emprisonnent dans le château de Blois, le temps d’écrire le poème demandé. Charles d’Orléans y a créé un cercle académique, rendez-vous de tous les beaux esprits. Dans cette arène de poètes sont organisés des tournois littéraires, où le gagnant remporte le prix de la ballade et du rondeau.
Charles d'Orléans
Je meurs de soif
auprès de la fontaine, Je meurs de soif auprès de la Fontaine
Chault comme feu et tremble dent a dent, Chaud comme le feu,
je claque des dents
En mon pays suis en terre loingtaine, Je suis étranger
dans mon pays même
Lez ung brasier frisonne tout ardent, Près d’un brasier je
frissonne, ardent
Nu comme ung ver, vestu en president, Nu comme un ver,
vêtu en président
Je riz en pleurs et attens sans espoir, Je ris en pleurs et
attends sans espoir
Confort reprens en triste desespoir, Je me réconforte
d’un triste désespoir
Je m'esjoys et n'ay plasir aucun, Je me réjouis et
n’ai aucun plaisir
Puissant je suis sans force et sans pouoir, Je suis puissant
sans force et sans pouvoir
Bien recueully, debouté de chascun. Bien accueilli
repoussé par chacun
Un mode de vie fondé sur le vol et la violence. Littéralement subjugué, Charles d’Orléans lui offre l’hospitalité et lui ouvre sa bibliothèque aux trésors inestimables. La vie de cour ne convient pas à François Villon qui une fois de plus prend la poudre d’escampette non sans avoir subtilisé quelques beaux ouvrages dans la bibliothèque royale. Hélas, ils périront dans un violent orage. François Villon récupère une feuille de parchemin délavée sur laquelle il écrit un quatrain à l’attention du jeune duc Jean II de Bourbon et l’accroche au bout d’une canne à pêche.
Allez ma lettre, faites un saut et,
Quoique vous n’ayez ni pieds ni langue
Exposez en votre harangue
Que le manque d’argent m’accable
Avec au dos une ballade : requête à Monseigneur de Bourbon
Le mien seigneur et prince redouté Mon seigneur et prince redouté
Fleuron de lys, royale géniture Fleur de lys, rejeton royal
François Villon, que Travail a dompté François Villon que la souffrance a dompté
A coups orbes, par force de bature, A force de coups, de meurtrissures
Que lui fassiez quelque gracieux prêt. Vous supplie par cette humble épître
De s'obliger en toutes cours est prêt, De lui faire un prêt avec générosité
Si ne doutez que bien ne vous contente Il est prêt à s’obliger, devant n’importe quelle cour
Sans y avoir dommage n'intérêt, Si vous craignez qu’il ne vous le rende.
Vous n'y perdrez seulement que l'attente. Sans y avoir dommage ou intérêt
Vous supplie par cette humble écriture Vous n’y perdrez que l’attente
Le jeune roi finit par lire la requête du poète qui en profite pour subtiliser sa bourse et reprendre la route. Dans un bois, il échappe de peu à la mort, sauvé par son pendentif de Coquillard. Il apprend la pendaison de Colin de Cayeux à la suite du coup de filet tendu par la police aux responsables du vol du collège de Navarre. Une vaste opération de police est déployée pour débarrasser la France des écorcheurs c’est-à-dire des coquillards. Sa cavale l’emmène avec ses nouveaux compères en Alsace. Il participe activement aux pillages des riches villes comme Colmar ou Mulhouse. Les crimes commis sont insoutenables de violence. François Villon en est traumatisé et se cache dans une forêt. Cependant, il ne peut se départir de ce mode de vie fondé sur le vol et la violence. Il entre quand même dans le logis d’un jeune couple de paysans et leur vole leurs maigres économies. Pris de remords, il laisse tomber sa dague avec laquelle il plante sa ballade des menus propos et la laisse à la jeune paysanne qui ne sait pas lire :
Je connois bien mouches en lait, Je reconnais bien des mouches dans du
lait
Je connois à la robe l’homme, Je connais à son vêtement l’homme
Je connois le beau temps du laid, Je reconnais le beau temps du mauvais
Je connois au pommier la pomme, Je connais au pommier la pomme
Je connois l’arbre à voir la gomme, Je connais l’arbre à voir sa gomme
Je connois quand tout est de mêmes, Je connais quand tout est de même
Je connois qui besogne ou chomme, Je connais qui besogne ou
chôme
Je connois tout, fors que moi-mêmes. Je connais tout, moi excepté !
Juin 1461, , il suit une troupe de comédiens. Un jour à Meung-sur-Loire la troupe vole une oie. Poursuivi par une meute de chiens, François Villon frappe à la porte du château dont le propriétaire n’est autre que l’évêque Thibaut d’Aussigny. Il est emprisonné, torturé pour une raison inconnue mais l’évêque exige une ballade du pardon. François Villon compose et dicte à un notaire la « ballade des langues ennuyeuses » pendu par les pieds. Il tente même de lui faire avouer ses secrets d’écriture ! Pris de pitié, un guichetier lui apporte des feuilles de papier et de quoi écrire . Comme un appel au secours, François Villon balance ses ballades au gré du vent par le soupirail de la prison.
Chantres chantant à plaisance, sans loi, Chanteurs chantant à plaisir, sans
loi
Galants riant, plaisants en faits et dits, Galants rieurs, agréables en actes et en
paroles
Coureux allant francs de faux or, d’aloi, Vagabonds allant sans or faux, sans pièces
d’alliage,
Gens d’esperit, un petit étourdis, Gens d’esprit, un peu insouciants,
Trop demourez, car il meurt entandis. Vous tardez trop, car lui meurt pendant ce
temps
Faiseurs de lais, de motets et rondeaux, Faiseurs de lais, de motets, de
rondeaux,
Quand mort sera, vous lui ferez chaudeaux ! Quand il sera mort, vous lui ferez des bouillons
chauds !
Où gît, il n’entre éclair ne tourbillon : Là où il gît n’entre ni éclair ni
tempête ;
De murs épais on lui a fait bandeaux D’épais murs on lui a fait des bandeaux
Le laisserez là, le pauvre Villon ? Le laisserez-vous là, le pauvre Villon ?
Après des jours et des jours, il ressort libre du cachot de l’évêque Thibaud d’Aussigny, gracié par Louis XII en vertu de son droit de nouvel avènement. A l’automne 1461, c’est un vieil homme qui rentre à Paris, épuisé, la santé déclinante. Il retrouve le bon chanoine et rend visite à Isabelle la recluse. Il entame l’écriture d’un nouveau testament dit définitif ponctué de ballades. Au total 2003 vers racontent son séjour dans la geôle de Thibaud d’Aussigny.
Retour au Petit Châtelet. Dans Paris, François Villon devient une icône. Une fois de plus, à la suite d’une rixe avec l’un de ses anciens amis, il est condamné à la pendaison. Il compose la fameuse ballade des pendus.
Frères humains, qui après nous vivez, Frères humains qui après nous vivez
N’ayez les cœurs contre nous endurcis, N’ayez pas contre nous le cœur endurci
Car, si pitié de nous pauvres avez, Car si vous aviez pitié de nous, pauvres
Dieu en aura plus tôt de vous mercis. Dieu vous accordera plus rapidement sa grâce
Vous nous voyez ci attachés, cinq, six : Vous nous voyez attachés ici, cinq, six,
Quant à la chair, que trop avons nourrie, La chair que nous avons trop nourrie
Elle est piéça dévorée et pourrie, Elle est depuis longtemps dévorée et pourrie
Et nous, les os, devenons cendre et poudre. Et nous, les os, devenons cendre et poussière.
De notre mal personne ne s’en rie ; De notre malheur, que personne ne rie
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! Mais priez Dieu qu’il veuille nous absoudre
Une fois de plus, le bon chanoine vole à son secours et obtient de commuer la peine de mort en bannissement de Paris et sa région pendant dix ans. Après une dernière ballade à Etienne Garnier, son geôlier, François Villon n’écrira plus un seul vers et disparaîtra des radars.
Mireille HEROS
2 novembre 2021
Bibliographie
- Je, François Villon de Jean Teulé
- Villon, œuvres complètes – Edition et traduction de Jacqueline Cersuiglini-Toulet